29 septembre 2015
Bouquiniste...
J'ai beaucoup fréquenté ces boutiques, et j'aime à les visiter encore, mais Internet a réduit cette nécessité. Mon éloignement géographique de toute ville de conséquence contribue à ce repli sur soi, mais plus encore la disparition de ma référence en la matière : le bouquiniste du 139 cours de la République, au Havre. Avant même que de fréquenter ce lieu, j'en connaissais le propriétaire, alors qu'il venait vers nous, aux deux marchés qui se tenaient alors à Sanvic, quartier de mon enfance.
Déjà m'impressionnait son allure austère, que venait renforcer le port d'une blouse, ainsi qu'en portaient nos maîtres d'autrefois. Je ne privilégiais pas encore les lectures altières favorisant l'envolée de l'esprit, l'aventure était ma passion, et la bande dessinée son véhicule d'élection.
Dès que j'eus des revenus réguliers, à l'âge de dix-huit ans, je commençai ma quête solitaire en des raids fiévreux, au sein d'une contrée mystérieuse mais néanmoins bienveillante. Déjà j'aimais les amoncellements de reliures, les odeurs de l'encre et du papier, tous ces volumes diversement parfumés selon les particularités de leurs vies antérieures, et les volutes de poussière dans les rayons dorés de lumière. La boutique était extraordinaire. Les livres envahissaient les murs sans laisser nulle place, ainsi que la travée centrale qui croulait véritablement sous des strates de volumes à la hâte empilés par la fébrilité des cherchants. Car il fallait toujours déplacer des murailles de papier pour dénicher l'œuvre rare, celle que depuis longtemps on recherchait ou qui s'imposait à nous par quelque secrète connivence. Du plafond, seul disponible pour cette exposition, pendaient des tableaux, des gravures anciennes, des casques à pointes ou à cimiers, des sabres de cavalerie, des clairons, des diplômes en tous genres, des épaulettes et des galons, des affiches d'hier au charme suranné. Pénétrer en ce lieu, c'était voyager dans l'espace et le temps, du moins est-ce ainsi que je l'ai toujours perçu. Même si cet endroit clos ne permettait les jours d'affluence, fréquents en ces temps-là, qu'un piétinement patient et prudent, ponctué d'envolées soudaines par la grâce d'escabeaux, c'était un pays , une planète, un cosmos, dont Monsieur Baly était le vigilant démiurge.
Je possède et conserve précieusement deux cartes postales qui me furent données par le propriétaire lors de son départ à la retraite. Une vue intérieure et l'autre extérieure, où cravaté sous la blouse, le pli impeccable du pantalon cassant à peine sur des souliers cirés, se tient debout et pour toujours en ma mémoire, le sévère génie du lieu. Il tient à la main la clenche de la porte d'entrée, hiératique gardien du seuil...
Je n'oublierai jamais que son accueil fut pour moi toujours débonnaire et complice. Je dois beaucoup à cet homme qui me permit de me construire et m'éveiller seul, par le moyen d'humanités tardives...
Je ne pénètre jamais depuis ce temps chez un bouquiniste sans penser à lui, à sa boutique, devenue pour moi, de toutes ses sœurs contemporaines, l'ancêtre et le fascinant archétype.
( " Dictionnaire introspectif " de Gérald Véret )
Photos : http://havraisdire2.canalblog.com/
Illustrations :
Monsieur Baly devant sa boutique.
La caverne d'Ali Baba.
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